Chapitre 1 : Elle et Moi


La gare était déserte à cette heure là.

Ce n'était pas spécialement étonnant à vrai dire puisque j'avais choisi avec attention l’horaire de notre départ pour être dérangé le moins possible durant l'attente du train mais aussi durant le trajet jusqu'à Lyon. Pas étonné non, je n'avais remarqué que la gare était déserte que dans un objectif purement factuel, pour me dire à moi même que, effectivement, il n'y avait personne sur les quais et dans le hall.

 

Un regard sur la grande pendule accrochée au mur m'appris qu'il était alors 8h27.

C'était une heure étrange pour me rendre compte du caractère vide de la gare, vraiment. J'aurais pu m'en rendre compte à 8h25 ou à 8h30, mais je m'étais fait cette remarque exactement à 8h27, soit dix petites minutes avant que notre train parte.

Pourquoi avais-je choisi une heure si matinale pour notre départ ? Certains pourraient dire que c'était par pure honte, honte d'Amandine et de son physique si particulier. Ils auraient tort. Ce n'était pas de la honte qui m'avait poussé à essayer d'éviter un maximum de personnes pour notre voyage. Je n'avais pas honte de moi et je n'avais pas honte d'elle non plus, elle était à mes yeux la plus belle du monde quoiqu'en dise les autres êtres humains et jamais je ne pourrais oser avoir honte d'une telle perfection.

Non si j'avais choisi de partir aussi tôt avec ma toute nouvelle fiancée c'était à cause des autres. Les autres n'acceptaient pas notre amour. Les autres ne voulaient pas accepter que nous puissions nous aimer. Systématiquement les gens posaient leurs regards sur nous et nous jugeaient sans même nous connaître. Peut-être se disaient ils qu'elle était trop belle pour moi, ou étaient sûrement jaloux de notre amour si pur et parfait, mais toujours notre amour posait problème et on ne pouvait rien y faire à part essayer fuir leurs regards pour vivre enfin en paix l'un avec l'autre.

 

La pendule sonna 8h35 doucement par quelques petits "bip" discrets.

Je n'avais pas remarqué le temps passer. Lorsque je réfléchissais j'avais pour mauvaise habitude de me perdre dans les yeux d'Amandine qui elle, en retour, plongeait ses yeux dans les miens. Et lorsque je regardais ma femme j'avais pour mauvaise habitude de ne jamais voir le temps passer. C'est ainsi que pendant les huit dernières minutes je n'avais fait que détailler avec un grand sourire chaque mètre carré de son délicieux visage.

Sa peau blanche lait, ses cheveux blonds longs et ondulés encadrant délicatement son visage fragile... et ses yeux d'un bleu profond qui me transportaient toujours vers un monde mystique et abstrait que je ne saurais décrire.

Mais je m'égarais encore. Une autre minute venait de passer pendant ce nouveau vagabondage mental à détailler celle qui partageait maintenant ma vie et le train n'allait pas tarder à arriver, il fallait se dépêcher de se rendre sur le quai.

 

Un dernier regard sur son visage et je je du me résoudre à fermer le sac dans lequel elle se trouvait. Je n'aimais pas trop devoir la cacher mais je n'avais pas le choix, je ne voulais pas attirer l'attention. Une fois à Lyon tout serait terminé.

Une fois à Lyon je n'aurais plus à la cacher.

 

Aussi incroyable que cela puisse paraître, le train était en retard.

Il n'y avait personne sur le quai à part nous deux. Un petit regard à la montre accrochée autour de mon poignet puis j'enfournais rapidement ma main dans la poche de ma veste pour la protéger du froid. Cette matinée de novembre était certainement la plus froide depuis bien longtemps et même mon écharpe et ma veste semblaient avoir du mal à contenir l'air glacial extérieur, c'est pour cela que j'avais décidé de m'asseoir à l'intérieur du hall plus tôt en attendant le train. Mais maintenant il n'y avait plus qu'à espérer qu'il ne tarde plus trop.

Il y avait une chose qui me gardait au chaud, et c'était la présence de Amandine contre mon dos. La chaleur qui émanait de son visage se propageait doucement en moi. La pensée même de sa présence contre moi me réchauffait déjà assez pour oublier mon nez qui commençait à être douloureux. Elle était là, et c'était ce qui comptait le plus au monde en cet instant.

 

Les yeux fermés, emmitouflé dans mon manteau, la chaleur de Amandine contre moi je laissais mon cerveau vagabonder. Le jour de notre rencontre. Un petit sourire se dessina sur mon visage à cette pensée. Combien de fois me l'étais remémoré ? On ne se connaissait que depuis deux mois mais j'avais l'impression d'avoir revécu cette scène un bon millier de fois, si ce n'est plus. Je la revoyais sans cesse rentrer dans ma boulangerie, regarder dans la vitrine et faire son choix sur un pain au raisin avant de...

Un petit jingle sonore me sortit de force de mes souvenirs en annonçant un train entrant prochainement en gare. Le silence matinal fut peu à peu remplacé par le grondement du train arrivant en gare et par le crissement de ses freins avant de s'arrêter sur le quai.

 

Je n'avais pas pris souvent le train à vrai dire. Je n'avais pas énormément voyagé non plus en fait. De mémoire je n'étais parti de mon petit village que deux voire trois fois, et mon dernier voyage en train remontait à bien dix ans de mémoire.

La première chose que je fis en entrant à l'intérieur se fut d'enlever mon écharpe qui n'avait maintenant plus aucune utilité. La suivante fut de contempler rapidement la vue qui s'offrait à moi, après dix ans sans être entré dans un train c'était presque de la découverte. Mais cette période d'émerveillement fut très brève, réalisant bien vite que l'intérieur du train n'était pas non plus excessivement joli, et je me mis rapidement à la recherche de deux places.

Il n'y avait pas beaucoup de monde dans le TER, comme prévu. Enfin comme prévu... Il y en avait plus que je ne l'avais imaginé tout de même. Moi qui pensait pouvoir être seul dans un wagon en tête à tête avec mon amour pour notre début de lune de miel, j'étais particulièrement déçu, après avoir arpenté tout le train je devait me rendre à l'évidence qu'il n'y avait pas un seul wagon vide.

 

J'allais devoir partager notre wagon avec quelqu'un d'autre.

 

J'avais choisi le wagon un peu au hasard. Enfin, j'avais quand même choisi ce wagon aléatoirement mais uniquement parmi ceux ne comptant qu'une seule personne. Et cette personne était une femme d'une cinquantaine d'année, obèse et aux cheveux gras qui regardait par la fenêtre d'un œil distrait. Elle n'était pas vraiment aussi belle qu'Amandine me disais-je alors en rigolant intérieurement.

D'un geste habile je déposais ma toute nouvelle fiancée près de la fenêtre - elle aimait être posée près de la fenêtre - avant de prendre le siège juste à côté d'elle. Un regard rapide vers la femme, elle ne nous regardait pas. Tant mieux. Rapidement j'ouvris le sac d'Amandine et la laissa profiter un peu de l'air libre.

Dès que le sac fut ouvert à son maximum, ses longs cheveux blonds se mirent à sortir et à se répandre un peu sur le siège. D'un geste de main je la tourna vers la fenêtre de façon à ce qu'elle puisse profiter du paysage qui défilait. Sa beauté était encore plus saisissante à ce moment là. Depuis des heures j'avais du la camoufler dans ce sac à dos et n'avait pu regarder son doux visage que dans l'obscurité tamisée qu'il offrait, mais enfin elle était baigné par la lumière extérieure et ça ne la rendait que plus belle.

Elle regardait dehors, l'air paisible, et la lueur blafarde du soleil d'hiver perçant à peine à travers les nuages éclairait sa peau laiteuse et illuminait son visage d'une blancheur magnifique. Au milieu de ce blanc et de ces cheveux blonds en cascade ne se distinguaient réellement que deux couleurs : le rose pâle de ses lèvres et le bleu profond de ses yeux.

 

J'aurais pu la regarder pendant des heures.

J'aurais pu oui. Mais la femme avec qui nous étions obligés de partager le wagon n'avait pas eu l'envie de me laisser tout ce temps pour m'adonner à la contemplation d'Amandine, non, elle s'était retourné vers nous et nous jetait un regard insistant. Lorsque nos regards se croisaient la femme se retournait gênée avant de retourner de nouveau vers nous quelques secondes plus tard seulement.

La peur me saisit aussitôt l'estomac et je lançais un regard inquiet à Amandine. Mais non. Ma femme était bien dissimulée derrière les sièges devant nous, la femme ne pouvait la voir. La présence d'Amandine dans le train n'était donc pas la raison du comportement étrange de la femme à première vue. Alors que nous voulait-elle ?

 

Elle finit par parler, après dix minutes de ce petit jeu, d'une voix hésitante :

"Vous ne trouvez pas que ça sent bizarre ?"

Bizarre ? Je regarda Amandine qui était toujours tournée vers la fenêtre pour profiter du paysage. Bizarre comment ? J'avais beau humer l'air, rien ne me semblait anormal. De quoi pouvait elle parler ? Amandine n'avait pas l'air de savoir non plus, ni d'être très intéressée par cette histoire. Mais je dois avouer que moi aussi n'éprouvait aucun intérêt pour ce que la femme était en train de dire.

Comme si elle essayait de justifier sa drôle de lubie et sûrement en voyant que je n'étais pas convaincu par ce qu'elle avançait, la femme décida de rajouter :

"Si ça sent bizarre... Comme si il y avait un rat mort dans le train... Vous ne trouvez pas ?"

Comme seul réponse je lui adressa un regard noir.

Elle me fixa quelques secondes et se retourna sans dire un mot.

 

Le silence enfin retrouvé je pu me concentrer de nouveau sur Amandine. Ce voyage en train était comme notre lune de miel après que nous nous soyons mariés hier soir en secret, il fallait en profiter, malgré les efforts de la vieille femme pour gâcher notre voyage.

Elle avait sûrement inventer cette histoire de rat mort car jalouse de la beauté et de l'élégance d'Amandine qu'elle savait ne jamais pouvoir avoir.

Un rat mort... sérieusement...

 

Amandine avait détournée le regard de la fenêtre et me regardait d'un air calme.

Je savais qu'elle n'aimait pas que je me mette en colère, surtout un jour aussi important. Elle me fixa droit dans les yeux en affichant son sourire le plus doux pour me calmer. Peu à peu la pression diminua dans mon esprit et je me mis à oublier la femme qui avait osé nous déranger durant notre voyage en amoureux.

Nous étions bientôt arrivés à Lyon, encore trois arrêts et environ une demi-heure. Le trajet allait passer vite, notre but était à portée de main. Secrètement j'espérais que la femme sorte au prochain arrêt et que personne ne rentre dans notre wagon, histoire de nous laisser seuls pour le reste de ce trajet. La demi-heure restante passés juste tous les deux pourrait alors sembler durer des heures, et nous pourrions enfin vivre pleinement notre amour sans gêneurs nous obligeant à cacher Amandine aux yeux de tous.

 

La voix du contrôleur résonna alors dans le train tandis que le train commençait à freiner doucement. La gare se dessinait dans la grisaille lointaine que l'on pouvait apercevoir par la fenêtre et une ville commençait à se découper dans la brume hivernale à ses côtés.

"Mont Béliard ! Cinq minutes d'arrêt !"

Le premier stop du train. La femme ne sembla pas se décider à sortir. Tant pis.

Nous aurions à la supporter un peu plus longtemps, mais tant qu'elle ne remettrait pas sur le tapis des discussions aussi étranges que ce à quoi elle nous avait habitué, j'avais décidé de juste l'ignorer et de ne pas m'énerver plus que ça contre sa présence.

Le TER freinait de plus en plus alors que les freins crissaient contre les rails en émettant des sons stridents jusqu'à enfin s'arrêter. Les portes s'ouvrirent en même temps en laissant entrer un peu d'air froid. Surpris je mis les mains dans les poches en resserrant un peu plus ma veste autour de moi. La température s'était refroidie durant le trajet.

En attendant le départ du train je n’eus pas grand à chose à faire pour m'occuper à part regarder à l'extérieur. La gare n'en était pas vraiment une à vraie dire, c'était plus une sorte de préau construit au milieu de nulle part avec une machine pour acheter des billets. Ce préau étant vraiment petit, Amandine et moi avions un vaste champs de vision sur la ville toute proche. Ma vision était un peu compromise par le manque de luminosité de la journée mais mes yeux s'habituaient peu à peu à cette douce obscurité hivernale et je pu commencer à distinguer des détails sur les maisons, des enseignes et même quelques gens marchant d'un pas pressé dans la rue.

 

Mon regard se posa particulièrement sur une personne.

Il s'agissait d'une jeune femme blonde habillée en parka rose qui marchait à vive allure aux abords de la pharmacie non loin de là. Une jeune femme blonde à la peau blanche superbe et aux yeux bleus magnifiques qui semblait tout droit venue du paradis. Pour moi.

 

Il n'y avait pas de doute à avoir, cette femme était Amandine.